Pas plus tard que ce week-end, lors d’une conférence sur la lutherie, la documentaliste de la cité de la musique (pour ne pas la nommer ;-)) m’a posé la question suivante : Pourquoi êtes-vous -sous entendu les luthiers- tous obsédés par Stradivarius?

Il y a plusieurs réponses qu’on pourrait opposer à cette question. Je me propose d’y répondre au cours de plusieurs articles en abordant la question de différents points de vue. Pour nourrir cette réflexion  je vous propose ma traduction d’un texte écrit en 1997 par James Beament, physicien spécialisé en acoustique des instruments à cordes frottées.

Vous pouvez retrouver l’original du texte ici : Smashing the Strad myth

Qu’y a t’il de si spécial chez Stradivarius ? Rien que l’oreille humaine ne puisse détecter d’après le professeur Sir James Beament

Publié le 19 avril 1997

Il y a plus de croyances curieuses au sujet du violon qu’au sujet de tous les instruments réunis. Des générations entières ont recherché le secret de Stradivarius, attribuant le son de ses violons à la forme, au bois au vernis et à d’autres choses encore  plus improbables. Il n’est donc pas surprenant que, les technologies scientifiques se développant, cette quête ait attiré les physiciens, qui ont publié  une grande quantité d’articles sur les mécanismes qui régissent le son des violons – mais habituellement formulés d’une façon qui a autant de sens pour la plupart des luthiers et des musiciens que si c’était écrit en sanscrit.

La hantise des luthiers serait que la technologie développe les moyens de faire le violon parfait – un Stradivarius bien sûr – et que ça signifierait la fin d’un des rares artisanats d’art qui existent encore.

Les physiciens sont habituellement sceptiques en ce qui concerne les croyances populaires, mais nombre d’entre eux considèrent également que le violon lui-même  joue un rôle significatif dans la nature du son. En effet, le son d’un violon donné diffère de celui créé par n’importe quel autre.

Le hic c’est que ces détails sont complètement imperceptibles à notre oreille, et nous le savons depuis au moins 70 ans. Jouez à un publique de spécialistes une douzaine de violons, anciens et modernes, en désignant chacun d’eux au fur et à  mesure que vous jouez puis jouez-les à l’aveugle en ordre aléatoire  et demandez à l’audience de les identifier. Les résultats sont ceux que vous obtiendriez par pur hasard.
Ceci fut démontré sur Radio 3 (radio anglaise, ndt) il y a quelques années quand trois des plus grands violonistes et experts du monde échouèrent à distinguer le son d’un Stradivarius, d’un Guarnerius,  d’un instrument français du 19ème et d’un instrument moderne. Le gagnant fut le luthier moderne : deux des experts ont pensé que c’était le Stradivarius.  De la même façon, personne ne peut distinguer le son d’un instrument verni d’un instrument en blanc, car le vernis, tout comme la beauté, n’est que superficiel.

Cependant, demandez à un violoniste et il vous dira qu’ils sont tous différents – à jouer. Une grande naïveté a conduit à construire un archet automatique pour tester les violons, mais un musicien ne passe pas 8h par jour pendant 10 ans à jouer tous les jours pour devenir un archet automatique. L’art de jouer du violon est l’habileté à pouvoir faire faire au violon ce que le musicien lui dicte. Chaque violon est différent à jouer et les luthiers honnêtes savent qu’ils ne peuvent pas en faire exactement deux identiques. Et espérons  que ça dure car les musiciens diffèrent encore plus que les violons.

Ce que chaque musicien désire c’est un violon qui convienne parfaitement à sa façon personnelle de jouer, mais personne ne désire « un meilleur des mondes» dans lequel un musicien standardisé donne, avec un instrument standardisé, des concerts stéréotypés. La musique n’est pas comme ça et les violons non plus, et de l’eau peut encore couler sous les ponts avant que la technologie ne puisse mesurer les caractéristiques de chaque musicien et les faire coïncider à des instruments.

Mais alors, qu’est-ce qui distingue un Stradivarius ? Antonio Stradivari, qui a vécu à Crémone en Italie de 1644 à 1737 était un artisan aguerri. Et ses instruments – 600 desquels existent encore – ont un superbe vernis, bien qu’il n’existe aucune preuve qu’il l’ait fait lui-même. Comme n’importe quel magnifique objet rare aujourd’hui, ses instruments atteignent des prix faramineux et, contrairement à des  timbres de collection, ils peuvent aussi être joués.

Mais s’ils sont le summum, pourquoi tant de grands violonistes choisissent un Guarnérius ? Il y a une différence significative. Un Strad parle plus facilement ; c’est un instrument idéal pour la musique de chambre, mais il peut être plus difficile à contrôler au niveau d’un concerto. Le Guarnerius requiert plus de travail, mais il peut être poussé jusqu’aux limites et a une propriété magique : la projection.

A nouveau, notre oreille joue un rôle important là-dedans. La vibration sonore qu’un public reçoit est infime et l’oreille s’ajuste automatiquement afin d’être plus sensible aux fréquences les plus aigües. Le Guarnerius est légèrement plus épais juste à l’intérieur du bord de la table  et est plus rigide, il résonne plus à ces fréquences élevées. C’est le paramètre le plus significatif que le luthier puisse manipuler. On peut entendre un Guarnerius mieux qu’un autre instrument à une grande distance mais il sonne toujours exactement comme n’importe quel violon bien joué. Le musicien ne peut pas dire si un instrument projette ; car il reçoit un son fort, son audition n’exagère pas les fréquences élevées.  Chacun peut le tester lui-même en jouant sur les contrôles de volume et de tonalité de sa chaine hi-fi.

Il y a de nombreux autres tours que notre oreille nous joue. Les contrebasses semblent toujours bourrues et bourdonnantes.  Le son dans l’air est pourtant tout aussi clair que celui du violon ; ce bourdonnement est fabriqué par nos oreilles. Ce même bourdonnement devient un grésillement dans le son du violon.  C’est habituellement attribué à la friction de l’archet sur la corde mais les notes aigues du violon ne grésillent pas car la partie du son qui produit un grésillement dans notre oreille est au-delà du spectre de notre audition.
Le violon est une invention remarquable, presque improbable. Mais quand on en entend un, nos sensations sont presque entièrement déterminées par le musicien. Les cordes ont aussi une grande influence : nous pouvons distinguer le son d’une corde en boyau ou d’une corde synthétique presque instantanément. Il y a de bonnes raisons pour que notre oreille puisse nous dire ces choses et, parfois, qui joue, mais ne nous donne pas un seul indice sur l’instrument lui-même.

Le fonctionnement du violon soulève de nombreuses questions : pourquoi n’y a-t-il pas de substitut à l’antique colle animale ; pourquoi ne réussit-on pas à en synthétiser le son ; et comment des instruments, fabriqués il y a quatre cent ans, qui n’ont quasiment pas eu d’autres modifications qu’un nouveau manche, peuvent-ils supporter des pressions auxquelles leurs créateurs n’auraient jamais rêvé et, dans certaines musiques contemporaines, produisent des sons que ces derniers n’auraient jamais souhaité.

C’est une histoire bien plus fascinante que tous les mythes et ça peut être transmis à ceux qui ne connaissent pas les sciences.  Bien sûr c’est un triste moment, quelque soit son âge, quand on découvre que les contes de fée auxquels on a cru jusque-là ne sont rien d’autre que des contes de fée. Le grand violoniste d’origine autrichienne Fritz Kreisler n’a jamais commencé un concert en captivant l’audience avec ce qu’elle croyait être un Strad et puis, au comble de l’horreur, cassé le violon bon marché qu’il jouait en réalité et commencé à jouer le vrai. Mais le fait est qu’il aurait indubitablement pu. Il ne l’a jamais fait : seulement, parfois, il jouait un Guarnerius.

P.S : Je ne suis pas traductrice de métier, je me suis permis de prendre quelques libertés quand ça me paraissait essentiel pour la compréhension. Toutes les remarques qui pourraient permettre d’améliorer cette traduction sont les bienvenues!


5 commentaires

Arth · 4 décembre 2009 à 9 h 50 min

Agréable à lire et intéressant.
Bravo !

    Anaïs Gassin · 4 décembre 2009 à 10 h 30 min

    Merci et tant mieux! (J’avais peur que ce soit un peu long…)

Matthieu · 25 juin 2010 à 13 h 51 min

Joli article où l’auteur passe allègrement du registre pseudo scientifique à l’enthousiasme poétique, le tout plein de contradictions pour rajouter de la superficialité, heu, de la beauté veux-je dire…
on n’en sais pas plus qu’avant sur le sujet, mais on sait qu’on pas pas seul…
Les violons, c’est un peu comme les vins : il y a tout un vocabulaire qui permet aux dégustateurs de disposer de mots pour décrire l’indicible, et passer à côté de l’essentiel…
Les émotions que l’on peut avoir avec des instruments d’envergures sont souvent objectives ET subjectives, et il faut bien les deux !

Matthieu · 25 juin 2010 à 13 h 51 min

J’ai oublié de remercier Anaïs pour cette traduction !

un luthier en essonne · 29 décembre 2011 à 3 h 06 min

bonjour,
quelques années après sa parution, je découvre ce post.
avec grand plaisir.
et je découvre aussi le reste du blog.
Je me sens très proche de l’approche de james beament, qui est sans doute aussi la votre.
J’apprécie votre blog, pour la pédagogie qu’on y trouve et une certaine propension à remettre les mythes et légende de la lutherie aux oubliettes.
Thierry BRUNO

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